Abyssinie

 

Le personnage central de l’énigme est Pero da Covilha (1460 –vers 1545), espion du roi Jean II de Portugal.

Nous sommes en 1487. Si les troupes castillanes ont quasiment achevé la Reconquista de la péninsule hispanique, l’empire Ottoman progresse rapidement à l’Est. Constantinople est tombée en 1453. L’Europe se sent assiégée par les nations arabo-musulmanes. Pire, les sultans arabes monopolisent le commerce des épices qu’ils revendent à prix d’or sur les marchés européens. La seule route connue pour l’Inde, d’où provient l’essentiel des épices, passe en effet par l’Egypte et la mer rouge. La perspective d’un monde islamique toujours plus riche et d’une chrétienté toujours plus pauvre fait craindre aux monarques européens une défaite finale du Christianisme devant l’Islam.

Une seule nation européenne, peut-être, profite de la situation et a intérêt au statu quo : la République de Venise. Grâce à leurs contacts étroits avec le monde musulman, les marchands vénitiens se sont imposés comme les intermédiaires incontournables du commerce des épices, au grand dam du reste de la Chrétienté (« le traître Vénitien »). L’éloignement de l’Inde entretient aussi en Occident toutes sortes de fantasmes. On prétend que les champs d’épices sont protégés par des serpents diaboliques qu’il faut affronter… d’où les prix élevés pratiqués sur les marchés d’Europe. Les marchands arabes et leurs distributeurs vénitiens se gardent bien, bien entendu, de démentir ces folles rumeurs. Le commerce des épices devient donc un sujet stratégique majeur pour les Occidentaux et il est vital de développer une route commerciale permettant de briser le monopole arabo-vénitien. Déjà, les Portugais ont commencé à descendre le long de la côte africaine. En 1486, Diego Cão a atteint la Namibie. Mais l’on ignore toujours si et où l’Afrique se termine au sud et s’il est possible d’en faire le tour pour atteindre l’Inde.

La même année, Jean II reçoit un renseignement capital de ses navigateurs : le roi du Bénin prétend que Prêtre Jean existe bien et que son royaume est situé à 20 lunes de marche de la côte du Bénin…

Prêtre Jean… la légende refait surface. Depuis le XIIème siècle, des rumeurs prétendent qu’il existe un royaume chrétien puissant, « traversé par un fleuve provenant du Paradis, charriant émeraudes, saphirs et rubis ». Tantôt localisé en Inde, tantôt « au-delà de la Perse et de l’Arménie », ou encore en Abyssinie (« au-delà de l’Egypte et du Nil sacré »), ce royaume pourrait permettre de prendre les sultans arabes et les ottomans en tenaille et d’assurer la victoire finale du Christianisme. Ce mythe a d’ailleurs survécu jusqu’à notre époque puisqu’un des personnages de la série Marvel Comics s’appelle Prester John ; il est porteur du mauvais œil, un objet mystique lui assurant ses pouvoirs (« Les quatre fantastiques pourront-ils  chasser le mauvais œil ? Nous verrons… »).

Le roi Jean décide donc d’envoyer deux espions avec une double mission : en apprendre plus sur le commerce des épices et trouver le Prêtre Jean (« nous devons accéder aux richesses de l’est et trouver le mage qui seul nous délivrera des invasions barbares »). Il choisit pour cela Pero de Covilha qu’il a déjà utilisé pour des missions secrètes en Afrique du Nord et qui parle couramment l’arabe, et Afonso de Paiva, un jeune homme de bonne famille qui a aussi des notions d’arabe. Les deux espions quittent le Portugal dans le plus grand secret le 7 mai 1487. Ils passent par l’Espagne, l’Italie et atteignent Rhodes où ils se déguisent en marchands arabes (« faux marchands, véritables serviteurs de notre roi »). Ils voguent alors vers Alexandrie puis le Caire. Là, ils s’intègrent dans une caravane qui part pour l’Inde. Commence alors la lente descente du Sinaï à dos de chameau, la soif, l’achat à prix d’or d’eau croupie… Les deux hommes commencent à réaliser que le commerce des épices justifie peut-être les prix élevés pratiqués. Ils arrivent à El-Tor sur les bords de la mer rouge. Il faut alors descendre la mer rouge du nord au sud. Navigation dangereuse du fait des vents violent, des récifs traîtreux et des pirates qui sévissent tout au long de la côte. Ce n’est pas pour rien que cette région s’appelle en arabe la « Porte des larmes »…

Les deux espions arrivent dans l’été 1488 au premier point du triangle d’or des épices : le port d’Aden, véritable plaque tournante du commerce avec l’Inde. Les vents de la mousson sont favorables. C’est la saison où les bateaux arabes quittent Aden pour l’Inde. Il faut donc choisir : embarquer pour l’Inde ou passer en Abyssinie pour chercher Prêtre Jean. Les deux hommes décident de se séparer. Afonso embarque pour l’Afrique et Pero pour l’Inde. Les conditions de navigations en été sont difficiles dans l’Océan Indien, mais grâce aux vents favorables, le voyage ne prend que quelques semaines. Pero arrive à Calcutta, deuxième point du triangle magique. Il est émerveillé par les magnificences de l’Orient et passe plusieurs mois à explorer la côte et à se renseigner sur le commerce des épices. Il en conclut que Calcutta est le meilleur port, et c’est grâce à son rapport que Vasco de Gama naviguera directement sur Calcutta quelques années plus tard. De là, Pero gagne Ormuz, troisième point du triangle et ville d’une richesse étincelante. Si le monde était un anneau, Ormuz serait son joyau, dit un proverbe arabe. Estimant en savoir assez, Pero remonte la mer rouge et rentre au Caire. Nous sommes alors début 1491.

Pero et Afonso avaient rendez-vous au Caire, mais Pero y apprend qu’Afonso est mort, peut-être de la peste (« mon compagnon est mort »). Il s’apprête à rentrer au Portugal, quand il est rejoint par deux envoyés du roi : un cordonnier juif nommé Joseph et un rabbin nommé Abraham. Ils sont porteurs d’ordres royaux stricts : ne pas rentrer tant que Prêtre Jean n’est pas trouvé et se rendre avec le rabbin espionner la place d’Ormuz. Le roi ne pouvait savoir que Pero s’y était déjà rendu, mais les ordres sont les ordres… Pero rédige alors une longue lettre pour le roi détaillant toutes ses conclusions que Joseph remporte avec lui (« j’ai deviné le secret de la richesse : faire le tour. Je l’ai dit à l’émissaire juif. »), et retourne à Ormuz avec le rabbin. Il l’y laisse et, au lieu de se rendre en Afrique selon ses ordres, il se dirige, seul, vers la Mecque. La Mecque, ville sainte de l’Islam, interdite aux non-musulmans… Toujours déguisé en marchand arabe, Pero est peut-être le premier occidental à y avoir pénétré. Peut-être est-il allé jusqu’à faire sept fois le tour de la Kaaba, déguisé en pèlerin. Il remonte ensuite au nord vers Médine puis se retire au monastère chrétien de Sainte Catherine dans le Sinaï. Nous sommes alors en 1493. Cela fait 6 ans que Pero a quitté le Portugal.

Il reprend enfin la route du sud, redescend la mer rouge, débarque en Afrique et s’enfonce dans les hauts plateaux d’Abyssinie à la recherche de Prêtre Jean. Il finit par rejoindre la cour du Négus Alexander, Lion de Juda, Roi des rois, descendant prétendu de Salomon et de la reine de Saba. Ce n’est certes pas le mythique Prêtre Jean (« je n’ai pas trouvé Jean »), mais sa mission peut être considérée comme terminée. Alexander reçoit bien l’espion portugais et lui promet de le renvoyer à son roi avec les honneurs. Malheureusement, Alexander est tué dans une opération de maintien de l’ordre et son successeur refuse de libérer Pero. Celui-ci finit par comprendre qu’il sera prisonnier à vie, même s’il est libre de ses mouvements. Il se marie. On lui propose un gouvernement de province. Pero ne rentrera jamais au Portugal («je ne reverrai ni Jean ni les côtes de l’Algarve. Le paradis de ces plateaux vaut bien le change. Je suis dans une prison, mais une prison dorée ! Ce lieu sera mon tombeau »).

Pendant ce temps, le monde change à une vitesse effrayante : Bartholomeu Dias atteint le cap de Bonne Espérance en 1488, Christophe Collomb (lui aussi à la recherche d’une route pour l’Inde) atteint le continent américain en 1492. Le 8 juillet 1497, Vasco de Gama part de Lisbonne. Grâce au rapport de Pero ramené par le cordonnier Joseph, il fait le tour de l’Afrique et atteint Calcutta. La route des richesses de l’est est ouverte…

En 1520, 33 ans après le départ de Pero du Portugal, une ambassade portugaise en Abyssinie, dirigée par Rodrigo de Lima découvrira avec stupéfaction que le Négus a un conseiller blanc qui parle leur langue, riche, heureux et avec de nombreux enfants… Pero mourra en Abyssinie sans avoir revu le Portugal.

L’énigme invitait à trouver le nom des hauts plateaux qui servirent de prison dorée à Pero : l’Abyssinie.

 

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