Joseph Skoda

 

                Le personnage central de l’énigme était Ignaz Philipp Semmelweiss (1818-1865), médecin hongrois, qui le premier a évoqué la possibilité de transmissions de maladies par les mains souillées des médecins et est considéré à ce titre comme le père de l’hygiène hospitalière.

                Semmelweiss nait en 1818 à Buda (les villes de Buda et Pest sont restées indépendantes jusqu’à leur réunification en 1873 ; « ma ville natale est divisée »), sur le territoire de l’empire Austro-Hongrois (« mon pays est divisé »). Son père est un épicier relativement aisé. En 1837, il envoie son fils étudier le droit à Vienne, capitale de l’empire. Mais Ignaz s’inscrit finalement en médecine. Sa première année d’étude se passe mal. Irascible, il s’intègre mal. On se moque de son accent hongrois (« à cause de mon accent »). En 1839, il décide de rentrer en Hongrie pour s’inscrire à l’Université de Pest. Déçu par les mauvaises conditions matérielles qui règnent dans cette université, il change à nouveau d’avis et retourne à Vienne en 1841 pour s’inscrire à la Seconde Ecole de Médecine de Vienne. Il y passe sa thèse, consacrée aux plantes médicinales, en 1844. Il reste à Vienne pour poursuivre une formation chirurgicale sous la direction de Joseph Skoda, célèbre séméiologiste, qui le forme aussi aux statistiques médicales. En février 1846, il est nommé assistant dans le premier service d’obstétrique de l’hôpital de Vienne, dirigé par le Professeur Johann Klin.

                L’hôpital de Vienne dispose en fait de deux services d’obstétrique, situés dans des bâtiments attenants. Le service du Pr Klin accueille les étudiants hospitaliers qui aident aux accouchements. Dans le second, dirigé par le Pr Bartch, ce sont les élèves sage-femme qui assistent les obstétriciens.

                A l’arrivée de Semmelweiss, le service de Klin doit faire face à une préoccupante sur-mortalité liée à la fièvre puerpérale, une fièvre apparaissant après l’accouchement et mortelle dans la grande majorité des cas. Les autopsies des femmes décédées montrent de nombreux abcès profonds dont personne ne comprend l’origine. Le problème dure depuis de nombreuses années et curieusement, la mortalité dans le service de Bartch est 2 à 3 fois inférieure. Le taux cumulé de mortalité après accouchement sur les années 1841-1846 est de 9,92% chez Klin contre 3,38% chez Bartch.

                C’est même devenu un dicton à Vienne : « On meure plus chez Klin que chez Bartch ». Certaines femmes préfèrent d’ailleurs accoucher dans la rue plutôt que d’être hospitalisées, de peur de se retrouver dans le service de Klin.

                De nombreuses hypothèses sont alors avancées pour expliquer la différence de mortalité dans les deux services. On évoque des "influences épidémiques", que l'on décrivait vaguement comme des "changements atmosphériques, cosmiques et telluriques" qui atteignaient une zone déterminée. Mais comment de telles influences (lesquelles d’ailleurs ?) pourraient frapper un service et épargner l’autre distant de quelques dizaines de mètres ? On pense aussi à la promiscuité et à une atmosphère putride, mais la promiscuité est souvent plus importante chez Bartch, toutes les femmes voulant aller accoucher dans son service ! Chez Klin, le prêtre chargé d’administrer les derniers sacrements aux mourantes devait traverser 5 salles d’accouchement en enfilade avant d’atteindre la salle réservée aux femmes atteintes de fièvre puerpérale. Il était précédé d’un servant agitant une petite clochette. On imagine alors que ce cortège terrifie les parturientes, « déséquilibre leurs humeurs » et les rend vulnérables. On demande donc au prêtre de faire un détour et de ne pas agiter la clochette… sans effet sur la mortalité.

                En 1846, une commission d’enquête conclut à la responsabilité des étudiants, accusés d’examiner les femmes de manière trop brutale. Mais la réduction du nombre d’étudiants ne change rien.

A son arrivée, Semmelweiss note que chez Bartch, les femmes accouchent sur le côté, alors qu’elles accouchent sur le dos chez Klin. Il décide donc de changer la méthode d’accouchement chez Klin, sans trop y croire, « comme un homme à la dérive qui se raccroche à un brin de paille ». Echec.

« Je me posais mille questions – écrira-t-il - rien ne me paraissait explicable ; je doutais de tout. Seul le nombre de morts était d’une réalité certaine. »

En mars 1847, alors que Semmelweiss rentre d’un séjour à Venise, il a la douleur d’apprendre la mort de son ami Jakob Kolletschka, grand anatomiste de Vienne. Quelques jours auparavant, il a été blessé au doigt par le scalpel d’un étudiant avec qui il pratiquait une dissection. Son autopise révèlera de nombreux abcès profonds, comme chez femmes atteintes de fièvre puerpérales. Pour Semmelweiss, c’est le déclic. Les étudiants en médecine de Klin pratiquent régulièrement (à mains nues !) des autopsies puis enchainent avec des accouchements, ce que ne font pas les élèves sage-femmes de Bartch qui ne sont pas autorisées à pratiquer des autopsies. Ce sont donc les mains des étudiants, souillées au moment des dissections qui transmettent un agent invisible (« l’agent inconnu ») responsable de la fièvre puerpérale.

En mai 1847, il oblige tout médecin ou étudiant à se laver les mains dans une solution d’hypochlorite de calcium avant de pratiquer un accouchement. Le résultat est immédiat : le taux de mortalité en 1848 chute de 12% à 1.27% (contre 1.3% chez Bartch !).

                Seulement voilà, les méthodes de Semmelweiss rencontrent des résistances dans son propre service. Le Pr Klin supporte mal qu’on l’oblige à se laver les mains et ne croit pas aux théories de son jeune assistant : « Monsieur Semmelweis prétend que nous transportons sur nos mains de petites choses qui seraient la cause de la fièvre puerpérale. Quelles sont ces petites choses, ces particules qu'aucun oeil ne peut voir ? C'est ridicule ! Les petites choses de Monsieur Semmelweis n'existent que dans son imagination ! »

                Semmelweiss, toujours aussi irascible et imprévisible, refuse aussi de communiquer ses résultats à la communauté médicale sceptique. Ce seront finalement ses anciens professeurs, Ferdinand von Hebra et Joseph Skoda, dont il est resté proche, qui s’en chargeront. Mais même si les résultats expérimentaux sont sans équivoque, l’obligation du lavage des mains peine à convaincre (« ils ne veulent pas m’entendre »). Il y a plusieurs explications à cet aveuglement du monde médical. Tout d’abord, le protocole de lavage des mains est lourd et l’hypochlorite provoque des irritations sévères de la peau. Ensuite, la théorie de Semmelweiss dévalorise le médecin : ce serait donc lui qui porte la mort sur ses mains ! Elle ne prend pas en compte non plus, la théorie des quatre humeurs (sang, lymphe, bile jaune, bile noire) dont le déséquilibre, depuis Hippocrate, est censé expliquer les maladies. Que viennent donc faire les agents invisibles de Semmelweiss là-dedans ? (« mais ce n’est pas une question d’humeur ! »). Curieusement, la théorie de Semmelweiss apparait aussi comme un retour en arrière lié à une conception « religieuse » de la mort, avec un lavage des mains vu comme un rite de purification (« délire mystique qu’ils disent »). Accessoirement, Semmelweiss est proche des libéraux, alors que les conservateurs ont gagné les élections de 1848 et dominent l’Université. Il est aussi hongrois : comment un petit hongrois pourrait-il contredire les sommités autrichiennes ?…

                En mars 1849, J. Klin refuse le renouvellement du poste de Semmelweiss. Ce dernier riposte en demandant à l’Université un poste de Professeur non rémunéré (privatdozent) qui lui est refusé. Il lui sera finalement accordé en octobre 1850, mais on lui demande de n’enseigner que sur mannequin. Jugeant cette condition humiliante, il quitte Vienne brutalement, sans même avertir ses amis…

                De retour en Hongrie, il est nommé directeur de la maternité de Pest. Il y applique ses idées avec lavage systématique des mains et des instruments. Le taux de mortalité par fièvre puerpérale tombe à 0.85%. Il se marie, développe sa clientèle privée. En 1861, il se décide à publier ses travaux dans un volume de 500 pages (Die Ätiologie, der Begriff und die Prophylaxis des Kindbettfiebers) où il mêle données expérimentales et invectives sur le milieu médical. Sans surprise, ces invectives passent mal, d’autant que Semmelweiss n’hésite pas à s’en prendre de manière violente et acerbe à ses contradicteurs lors des congrès ou dans une série de lettres ouvertes entre 1861 et 1862. Ceci ne favorise évidemment pas la diffusion de ses idées.

                En juillet 1865, il sombre dans une profonde dépression, certains de ses biographes évoquant une maladie bi-polaire. Il est admis en hôpital psychiatrique et y décède quinze jours plus tard, le 13 août 1865. Les causes de sa mort restent obscures, mais elle pourrait être liée aux mauvais traitements du personnel envers un patient particulièrement agité.

                En 1873, seulement 8 ans après la mort de Semmelweiss, Robert Koch découvre le bacille du charbon, maladie infectieuse du mouton, et Louis Pasteur contribuera à la mise en place d’un vaccin contre cette maladie (« Je ne pourrai pas attendre le secours du bon pasteur des brebis »). En 1877, Louis Pasteur découvre le vibrion septique en 1877. La microbiologie est née…

                En 1924, un certain Louis Destouches, plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline, publie sa thèse de médecine sur la vie de Semmelweiss (le « Français qui a si bien décrit le voyage (…) au bout de la nuit »).

                Semmelweiss (dont le nom en allemand peut se traduire par « petit pain blanc ») aura donc eu raison trop tôt. Comme Einstein le rappellera dans une phrase restée célèbre, (« Le Seigneur est subtil, mais pas malveillant ») les lois de la nature sont difficiles à percer, mais elles ne mentent pas. Les faits expérimentaux ne doivent donc pas être négligés.

                L’énigme demandait de trouver l’ami de Semmelweiss « dont les gènes auraient pu l’incliner vers les berlines ». Il s’agit de Joseph Skoda (dont le nom veut dire « dommage » en tchèque) qui n’est autre que l’oncle de l’industriel Emil Skoda qui donnera son nom à la marque automobile.

  

 Retour à l'énigme